I
LA LETTRE
Le vaisseau de Sa Majesté britannique Hypérion s’inclina à peine en virant de bord. Son bâton de foc pointait plein est.
Debout sur la dunette près des filets, Bolitho observait la silhouette massive de Gibraltar qui émergeait à bâbord, rocher bleu délavé dans la lumière de l’après-midi. On était à la mi-avril.
Des hommes s’activaient sur les ponts, les officiers vérifiaient chaque voile, sensibles peut-être eux aussi à ce bel atterrissage. Ils n’avaient pas touché terre depuis six semaines, depuis que l’escadre avait quitté définitivement Port-aux-Anglais.
Bolitho prit une lunette au râtelier et la pointa sur le Rocher. Si les Espagnols parvenaient jamais à reprendre cette forteresse naturelle, ils verrouilleraient la Méditerranée aussi aisément qu’on claque une porte géante.
Il fit pivoter l’axe de visée sur les navires qui semblaient reposer au pied du Rocher. On eût dit un amas d’insectes morts plutôt que des vaisseaux de guerre. Ce n’était qu’à la distance où se trouvait encore l’escadre, qui progressait lentement, qu’un nouvel arrivant pouvait pleinement prendre conscience de sa taille.
Il se tourna par le travers. Ils naviguaient, dans les limites de la prudence, aussi près des côtes espagnoles que possible. Les rayons du soleil faisaient naître comme des éclats de diamant dans la brume. Il imaginait sans peine les nombreuses lunettes pointées sur eux, les yeux cachés qui observaient cette modeste procession de vaisseaux. Où allaient-ils ? Pour quoi faire ? Des cavaliers partaient au galop prévenir leurs supérieurs et les sémaphores. Les Espagnols n’avaient aucune peine à surveiller les allées et venues dans ce passage, point le plus resserré du détroit.
Comme pour donner plus de poids à ses réflexions, il entendit Parris dire à un aspirant de quart sur la dunette :
— Regardez bien, monsieur Blessed. Voici où demeure l’ennemi.
Les mains dans le dos, Bolitho revivait les quatre mois qui venaient de s’écouler depuis que son escadre s’était rassemblée à Antigua. Depuis que Catherine était repartie pour l’Angleterre. La séparation avait été plus dure qu’il ne l’eût imaginé, et ce souvenir le taraudait toujours autant, comme une blessure à vif.
Entre-temps, elle lui avait fait parvenir une lettre. Une lettre chaleureuse, passionnée, qui était bien d’elle. Il ne faut pas qu’il y ait de scandale. Comme d’habitude, elle pensait à lui.
Bolitho lui avait répondu ; il avait également écrit à Belinda. Le secret serait bientôt éventé, si ce n’était déjà fait. Il était convenable, même si ce n’était pas très glorieux, qu’elle l’apprît par lui.
Il traversa la dunette ; les timoniers baissèrent les yeux en le voyant leur jeter un regard. Il escalada une échelle de poupe, reprit sa lunette et la pointa sur les bâtiments qui suivaient dans les eaux. Il avait consacré beaucoup de soins à son escadre, qui apprenait à travailler de conserve, il s’était pénétré des manières et des particularités des uns et des autres. Quatre de ses bâtiments étaient des vaisseaux de ligne, tous des troisième rang qui, pour le profane, pouvaient paraître exactement semblables à l’Hypérion. En dehors du Tenace, les autres étaient d’un modèle nouveau pour Bolitho, mais lorsqu’il les observait à présent, il ressentait un sentiment de fierté et non plus d’irritation.
Leur corvette légère, la Phèdre, se tenait à leur vent dans cette faible brise de noroît et serrait au plus près la côte espagnole. Dunstan espérait sans doute que quelque navire marchand suffisamment imprudent passerait à portée de ses canons.
Le renfort le plus précieux était peut-être cette frégate de trente-six canons, le Tybalt, arrivée d’Angleterre juste à temps pour se joindre à l’escadre. Elle était commandée par un Écossais tout feu tout flamme, Andrew McKee, plus habitué jusqu’alors à travailler seul dans son coin. Bolitho comprenait ce qu’il ressentait, même s’il ne pouvait l’admettre. Le capitaine de frégate est celui qui, de tous, mène la vie la plus retirée, la plus monacale. A bord d’un bâtiment surpeuplé, il lui faut rester seul dans sa chambre, dînant de temps à autre avec ses officiers, totalement à l’écart des autres vaisseaux et même des hommes qu’il commande. Bolitho sourit : enfin, pour le moment, du moins…
Ils n’avaient plus fait grand-chose aux Antilles. Quelques attaques aux résultats indécis contre le trafic ennemi et contre ses ports, mais, après l’affaire du galion à La Guaira, tout le reste paraissait sans intérêt. Comme l’avait dit Glassport lorsque l’escadre avait mis à la voile pour Gibraltar : après cela, la vie ne serait plus jamais la même.
Et sous plus d’un aspect ! se disait Bolitho en souriant.
Quitter Antigua lui avait procuré une impression étrange. Il avait le pressentiment qu’il ne reviendrait jamais plus dans ces îles. Les îles de la Mort, comme on les appelait dans les malchanceuses garnisons. Même l’Hypérion n’avait pas été épargné par les fièvres : trois marins envoyés en corvée à terre avaient été retrouvés malades et ils étaient morts sans comprendre ce qui leur arrivait, tels des animaux qu’on mène à l’abattoir.
Comme il redescendait l’échelle, Haven traversa le pont pour parler à Penhaligon, le pilote. Ce dernier lui dit, très sûr de lui :
— Le vent se maintient bien, commandant. Nous serons au mouillage à huit heures.
Haven ne s’impliquait guère et, en dehors de quelques bouffées de colère incompréhensibles, semblait heureux de laisser à Parris le soin de s’occuper de tout. Leurs relations étaient tendues, pénibles, et cela affectait l’ensemble du carré. Pourtant, les ordres apportés par le brick courrier avaient été bienvenus. La tempête faisait toujours rage en Europe, les adversaires s’observaient en attendant la campagne, voire la bataille, qui ferait pencher la balance.
La frégate capturée, La Conserve, rebaptisée L’Intrépida s’était échappée du port sans être vue ni interceptée. On disait qu’elle aussi avait appareillé pour l’Espagne afin de renforcer la marine déjà considérable de Sa Majesté Catholique. Elle contribuerait également à améliorer le moral du public : une prise arrachée à l’Angleterre à qui les frégates faisaient plus désespérément défaut que jamais.
Bolitho observait le Rocher. Rejoindre Gibraltar et y attendre les ordres. Combien de fois avait-il lu ce genre d’instructions ? Il balaya du regard les ponts où tous s’activaient, les marins qui réglaient les vergues ou observaient sans cesse les voiles. C’est à Gibraltar qu’il avait vu l’Hypérion pour la première fois, au moment où débutait cette guerre sans fin. Les vaisseaux se souviennent-ils de leur destin ? Il aperçut Allday qui attendait près des chantiers, le chapeau baissé pour protéger ses yeux de la lumière aveuglante. Lui aussi devait s’en souvenir. Bolitho le vit porter la main à sa poitrine en faisant la grimace, avant de regarder d’un air soupçonneux autour de lui pour s’assurer que personne n’avait surpris son geste. Il souffrait sans cesse, mais n’accepterait jamais de prendre de repos. Il songeait sans doute à son fils, à cette fille de l’auberge de Falmouth, à leur dernier combat et à celui qui les attendait.
Allday se retourna pour regarder la dunette. Juste un petit signe de complicité, comme s’il devinait ce à quoi songeait Bolitho.
Comme ce jour à l’aube, lorsqu’il était retourné à la jetée après avoir quitté Catherine.
Allday était là. Deux doigts dans la bouche, il avait émis un sifflement aigu – à côté duquel celui du bosco était une plaisanterie – pour appeler un canot.
Lors de sa dernière rencontre avec Catherine, il avait tenté de la persuader de ne pas retourner à Londres jusqu’à ce qu’ils puissent faire face ensemble à l’orage. Mais elle s’était montrée inflexible : elle avait l’intention de voir Somervell, de lui dire la vérité. Notre amour doit triompher.
Lorsque Bolitho avait exprimé des craintes pour sa sûreté, elle avait éclaté de ce rire franc en cascade dont il se souvenait si bien. « Il n’y a jamais eu d’amour entre nous, Richard, contrairement à ce que tu as pu penser, je voulais me marier pour être en sécurité, Lacey avait besoin de ma force, de mon soutien. »
Il était toujours blessé de l’entendre prononcer son nom.
Il la revoyait encore, le dernier soir avant l’appareillage. Ces yeux volontaires, ces pommettes hautes, cette indéfectible confiance dont elle savait faire preuve.
Il reconnut le pas de Jenour sur les planches patinées. Il était prêt à porter ses ordres aux autres commandants.
Bolitho aperçut un canot qui s’approchait en dansant sur les flots bleutés, des volées de pavillons flottaient aux mâts. Il venait sans doute apporter les ordres de la forteresse aux bâtiments. Il aurait peut-être aussi un mot de Catherine. Il avait tant lu et relu sa seule et unique lettre qu’il la connaissait par cœur.
C’était une femme si vibrante, si bouleversante ! Somervell allait être malade de devoir se battre pour essayer de sauver son amour.
Une nuit, alors qu’ils étaient allongés côte à côte et admiraient la lune à travers les volets, elle lui avait raconté une partie de son passé. Il connaissait déjà son premier mariage avec un soldat de fortune anglais, mort au cours d’une querelle en Espagne, avant le temps de l’alliance franco-espagnole. Elle était toute jeune à l’époque, elle avait grandi à Londres, un épisode de ma vie auquel tu ne crois jamais, Richard chéri ! Elle avait éclaté de rire en se cachant au creux de son épaule, mais il avait deviné sa tristesse. Avant cela, elle était montée sur les planches, alors qu’elle avait quatorze ans. Sa route avait été dure, jusqu’à ce jour où elle était devenue l’épouse de l’inspecteur général. Et il y avait eu Luis Pareja, tué à bord du navire dont Bolitho s’était emparé avant de le défendre contre une attaque de corsaires arabes.
Pareja était deux fois plus âgé qu’elle, mais elle s’était prise pour lui d’une profonde affection. Plus important que tout, il était d’une grande gentillesse, chose qu’elle n’avait jamais connue jusqu’alors.
Pareja avait pris pour elle les dispositions convenables, alors qu’elle n’avait jamais possédé quoi que ce fût en dehors des bijoux qu’elle portait lorsque Bolitho avait fait irruption dans son existence.
Leur première confrontation avait été explosive. Elle lui avait craché son désespoir et sa haine au visage. Il était encore difficile de dire quand cela s’était transmué en un amour tout aussi passionné.
Il reprit sa lunette, la dirigea sur le brick.
Catherine avait manqué le spectacle auquel elle avait juré d’assister. C’était presque la dernière chose que Bolitho eût vue avant que l’Hypérion appareillât de Port-aux-Anglais : une rangée de gibets sinistres qui portaient des restes noircis, avertissement sans frais à de futurs pirates.
Parris se tenait près du passavant tribord afin de s’assurer que, lorsqu’ils mouilleraient, personne à terre ne pourrait trouver la moindre imperfection dans la manœuvre.
C’était lui qui, avec un petit détachement, était descendu à terre à Antigua pour faire charger les malles de Catherine à bord du paquebot.
Catherine avait passé son bras sous celui de Bolitho et ils avaient regardé les marins transporter les bagages à la jetée. Elle lui avait dit : « Je n’aime pas cet homme. » Bolitho s’était montré surpris : « C’est un officier de valeur, et courageux. Qu’est-ce donc qui vous gêne chez lui ? » Elle avait haussé les épaules, pressée de changer de sujet. « Il me donne des frissons. »
Bolitho regarda plus attentivement le second. Avec quelle facilité il savait faire naître un sourire sur le visage d’un marin, ou d’un aspirant terrorisé ! Peut-être lui rappelait-il quelqu’un qu’elle avait connu par le passé ? Il était assez naturel d’imaginer Parris en soldat de fortune.
— C’est la première fois que je viens ici, sir Richard, fit remarquer Jenour.
— Oui, fit Bolitho, et après une rude traversée ou une autre, j’ai été bien content de revoir le Rocher.
Le capitaine de vaisseau Haven ordonna :
— Paré à venir de deux quarts sur bâbord !
Bolitho, qui le voyait de dos, se posa tout de même la question sur Parris. Catherine avait-elle deviné chez lui ce que Haven croyait visiblement avoir découvert ?
Il sortit sa montre, les marins se précipitaient aux bras et aux drisses.
— Signal général : « Changement de route par la contremarche ! »
Les aspirants, qui attendaient les ordres, se précipitèrent dans l’amas de pavillons, tandis que leurs hommes choisissaient à la vitesse de l’éclair les signaux adaptés.
— Aperçu général, amiral !
— Je me demandais, sir Richard… lui dit Jenour, à propos des ordres que vous avez reçus ?
— Vous n’êtes pas le seul, lui répondit Bolitho en souriant. Cap au nord, direction le golfe de Gascogne et ce fichu blocus de Brest et de Lorient ? Ou bien rallier Lord Nelson ? Ce sera pile ou face.
Il s’abrita les yeux pour observer les autres vaisseaux qui réduisaient la toile et se préparaient au dernier tronçon avant le mouillage.
Le Tenace était suivi par une autre vieille coque, Le Croisé. Un vétéran de vingt-cinq ans d’âge et qui, comme la plupart des vaisseaux de troisième rang, avait goûté du feu plus souvent qu’à son tour. Bolitho l’avait vu à Toulon et aux Antilles, il l’avait connu patrouillant en Irlande pour s’opposer à d’éventuels débarquements français, il était dans la ligne de bataille lors du combat d’Aboukir. Le Redoutable et Le Capricieux complétaient son escadre. Ce dernier était commandé par le capitaine de vaisseau William Merrye, dont le grand-père avait été dans le temps un contrebandier de la pire espèce. C’est du moins ce qu’on racontait. Les soixante-quatorze constituaient l’épine dorsale de la flotte, de toute flotte. Bolitho leva les yeux vers sa marque qui flottait en tête de misaine. Elle semblait parfaitement et naturellement à sa place.
Puis commença la cérémonie traditionnelle de l’échange de saluts avec le Rocher, coups de canon répétés, rendus, jusqu’à ce que la rade fût partiellement noyée dans la fumée. Les échos se répercutaient jusqu’à Algésiras, comme une insulte supplémentaire.
Il aperçut le canot de rade qui arborait un immense pavillon et restait immobile, les avirons le long du bord. Il marquait ainsi l’endroit où ils devaient mouiller. Il songea soudain au canot espagnol de La Guaira, réduit en miettes par l’étrave de la goélette.
— Paré à mouiller !
Ils devaient faire un bien beau spectacle pour les gens postés sur le rivage, même s’il ne leur était pas inhabituel.
Les gros monstres vinrent lentement dans la brise, toutes les voiles carguées à l’exception des focs et des huniers.
— Aux cargue-fonds de huniers ! Prenez-moi le nom de cet homme ! Et vivement !
— La barre dessous !
Bolitho serra les poings en voyant Parris abaisser le bras.
— Mouillez !
La grosse ancre souleva une gerbe blanche tandis que, loin au-dessus d’eux, les huniers se recroquevillaient sur leurs vergues comme s’ils avaient été manœuvrés par une seule et unique main.
Bolitho jeta un regard rapide aux autres vaisseaux qui se balançaient maintenant au bout de leur câble. Les commandants avaient à cœur de tenir un relèvement impeccable sur leur amiral.
On mettait déjà les embarcations à l’eau. L’excitation de voir enfin la terre après des semaines de mer compensait largement et effaçait même les coups de garcette des quartiers-maîtres boscos et des officiers mariniers.
— Le canot arrive, commandant !
Bolitho aperçut l’embarcation qui dansait gracieusement dans une légère houle. Leur premier rendez-vous.
— Je me rends à l’arrière, monsieur Jenour (il s’obligeait, en présence de Haven, à adopter un ton officiel), dès que…
Il se retourna en entendant le quartier-maître lancer cet appel immémorial :
— Ohé, du bateau ?
Le canot répondit :
— Luciole !
— Encore quelque commandant qui va venir nous faire visite sous peu, sir Richard, fit Jenour.
Et c’est alors qu’il remarqua les yeux de Bolitho, cet air de soulagement, bien d’autres choses encore.
Le jeune commandant franchit presque en bondissant la muraille de l’Hypérion. Tous ceux qui n’étaient pas au courant virent avec étonnement leur amiral tendre les bras au jeune officier qui à première vue, avait l’air d’être son frère.
Bolitho le prit par les épaules et le secoua chaleureusement.
— Adam ! Vous qui m’êtes cher par-dessus tout !
Le commandant Adam Bolitho, du brick La Luciole, se mit à sourire de toutes ses dents, des dents éclatantes qui contrastaient avec son teint bronzé. Tout ce qu’il trouva à dire fut :
— Eh bien, mon oncle !
Bolitho se tenait au milieu de sa chambre tandis que Yovell et Jenour triaient le sac de dépêches et de lettres qu’Adam avait apporté de terre.
— Nous avons eu une malchance incroyable, mon oncle. Les Grenouilles ont pris la mer sous le commandement de l’amiral Villeneuve, et Notre Grand Nel est parti à leur recherche. Mais, tandis que le petit amiral ratissait les parages de Malte et d’Alexandrie, Villeneuve s’est glissé dans le détroit avant de passer dans l’Atlantique. Pardieu, mon oncle, si vos ordres vous étaient parvenus plus tôt, vous auriez pu les rencontrer. Grâce au ciel, il n’en a rien été !
Bolitho esquissa un sourire : Adam s’exprimait avec l’aisance et l’assurance d’un vieux loup fie mer, alors qu’il n’avait que vingt-quatre ans ; vingt-cinq dans deux mois, pour être exact.
— Cette bonne vieille baille, mon oncle. Elle nous regarde, hein ?
Bolitho acquiesça. Yovell posait devant lui une enveloppe au sceau de l’Amirauté. L’Hypérion avait été le premier embarquement d’Adam, qui n’était alors qu’un jeune garçon aussi fou et enthousiaste qu’un poulain.
Oui, c’est vrai, songeait-il. Et voilà ce que nous sommes devenus.
Ainsi donc, les Français avaient fini par prendre la mer. Ils avaient franchi Gibraltar, étaient passés dans l’Atlantique avec Nelson à leurs trousses. Apparemment, Villeneuve avait mis cap à l’ouest, mais pour quoi faire, nul ne le savait exactement. Bolitho lisait avec attention, il savait qu’Adam ne le lâchait pas des yeux. Il avait envie de s’entretenir avec lui plus que de toute autre chose, mais il avait besoin de savoir ce qu’il en était et qui pouvait avoir de grandes conséquences pour eux deux.
Bolitho tendit le pli à Yovell :
— Bon, les Français ont enfin pris la mer. Est-ce une ruse, essayent-ils de nous amener à diviser nos forces ?
Adam avait raison : si on lui avait donné plus tôt l’ordre d’appareiller d’Antigua, ils auraient bien pu tomber sur l’ennemi. Cinq troisième rang contre l’une des plus belles flottes du monde. L’issue ne faisait pas de doute. Mais au moins, ils auraient retardé Villeneuve et donné à Nelson le temps de les rattraper. Il se mit à sourire : Notre Grand Nel.
Il prit la seconde lettre déjà décachetée par Jenour, lequel n’avait pour ainsi dire pas quitté le jeune commandant des yeux depuis qu’il était arrivé à bord. C’était là un pan de la vie de Bolitho qu’il ignorait encore.
Bolitho reprit lentement :
— Bon sang de bois, il faut que j’aille relever Thomas Herrick à Malte !
Il réfléchit. D’un côté, il aurait dû être content de revoir celui qui était son meilleur ami. Mais il y avait eu l’épisode de la commission d’enquête qui avait examiné la conduite de Valentine Keen. Seule l’intervention de Bolitho lui avait évité la cour martiale, mais il n’en était pas certain. Au fond de son cœur, Bolitho savait que Herrick avait eu raison. A sa place, aurais-je violé les règlements ? Cette question était restée sans réponse.
Adam l’observait, l’air grave.
— Mais, pour commencer, mon oncle, vous devez regagner l’Angleterre… – et, avec un sourire un peu forcé : Avec moi, conclut-il.
Bolitho prit l’enveloppe qu’il lui tendait et l’ouvrit. C’était étrange, de tous ces gens qui lui étaient si chers, seul Adam avait vu Nelson : il avait assuré pour son compte l’acheminement de plus de dépêches que pour quiconque.
L’escadre nouvellement formée devait faire relâche à Gibraltar et y compléter ses vivres. Comme le lui avait écrit Nelson de son étrange écriture penchée, « sans nul doute, les soins dont vous avez été l’objet à Port-aux-Anglais font que l’on n’a guère envie de vous plaindre ! ». Y avait-il une seule chose qu’il ne sût pas ?
Bolitho devait quitter son commandement pour faire une brève visite à Leurs Seigneuries de l’Amirauté. La lettre se concluait par un sarcasme comme Nelson les affectionnait : « Vous découvrirez là-bas que ces messieurs font la guerre avec des mots et du papier en lieu et place de munitions, de bel et bon acier… »
A vrai dire, l’escadre avait grand besoin de vivres frais et d’espars de rechange. Ce blocus promettait de durer longtemps. Les Français devaient rentrer au port, au moins pour y attendre les renforts envoyés par leurs alliés espagnols. Et l’lntrépido figurerait sans doute au nombre de ces renforts.
Bolitho jeta un coup d’œil à l’empilement de cartes posées sur la table près de lui. L’immensité de l’océan permettait sans peine de dissimuler ou d’engloutir une flotte. Grâce à Dieu, Catherine lui avait écrit d’Angleterre. Dans le cas contraire, il se serait fait un sang d’encre et se serait imaginé qu’elle s’était fait prendre par l’ennemi.
Il se tourna vers Adam et surprit une certaine inquiétude dans ses yeux. Il demanda aux autres :
— Veuillez nous laisser un instant, je vous prie.
Et, posant la main sur le bras de Jenour :
— Jetez donc un œil au reste de la pile, Stephen. J’ai bien peur de devoir m’appuyer toujours davantage sur vous.
La porte se referma derrière eux et Adam lui dit d’une voix posée :
— Finement joué, mon oncle. Votre aide de camp, eu voilà un autre qui s’est fait prendre à votre charme.
— Quelque chose qui ne va pas ? lui demanda Bolitho.
Adam se leva puis s’approcha des fenêtres de poupe. Comme il ressemble à son père ! se dit Bolitho. Hugh aurait été fier de lui en ce jour, de le voir commander un bâtiment à lui.
— Je sais bien que vous détestez les faux-fuyants, mon oncle.
— Et alors ?
— Dans le temps, il m’est arrivé un jour de me battre en duel de manière stupide.
— Je ne l’ai pas oublié, Adam.
Il fit glisser ses pieds sur la toile à damier du pont.
— Est-ce vrai, ce que l’on raconte ?
— Il me semble, en partie du moins.
Adam se retourna, le soleil faisait luire sa chevelure.
— Est-ce bien cela que vous souhaitez ?
— Je veillerai, répondit Bolitho en acquiesçant, à ce que cela ne vous cause aucun tort, Adam. Vous avez déjà suffisamment souffert, si ce n’est pas de votre famille, en tout cas à cause d’elle.
Adam releva le menton.
— Tout ira bien pour moi, mon oncle. Lord Nelson m’a redit que l’Angleterre avait besoin de tous ses enfants en ce moment…
Bolitho avait les yeux perdus. Son père lui avait dit la même chose lorsqu’il lui avait remis son vieux sabre, celui-là même qui aurait dû revenir à Hugh s’il n’était pas tombé en disgrâce. C’était presque irréel.
Adam poursuivit :
— Si un homme est capable d’en aimer un autre, alors c’est bien ce que j’éprouve pour vous, mon oncle. Vous le savez déjà, mais vous pourriez souhaiter que je vous le redise si d’autres se retournent contre vous, ce qui se produira. Je ne connais pas cette dame, mais je ne connais pas non plus vraiment Lady Belinda. Au nom du ciel, je suis au désespoir ! s’écria-t-il, gêné, les yeux baissés.
Bolitho marcha jusqu’aux fenêtres et resta là à contempler fixement les reflets du vaisseau le plus proche.
— Elle est la prunelle de mes yeux, Adam. Avec elle, je me sens redevenir un homme. Sans elle, je suis comme un navire à qui l’on a retiré ses voiles.
Adam se retourna pour le regarder en face :
— Je pense que, si l’on vous rappelle à Londres, c’est pour régler cette affaire. Pour purifier l’air.
— En niant ce qui est la vérité ?
— C’est ce que je crois, mon oncle.
Bolitho eut un triste sourire :
— Une tête si bien faite sur de si jeunes épaules.
Adam eut un geste las, et sembla soudain vulnérable. Comme cet aspirant de quatorze ans qui avait fait un beau jour la route à pied de sa maison de Penzance pour aller retrouver l’Hypérion commandé par Bolitho, après la mort de sa mère. Peut-être avait-elle été une femme de mauvaise vie, mais elle avait tenté de prendre soin de son fils. Et Hugh avait tout ignoré de cette histoire, jusqu’à ce qu’il fût trop tard. Adam reprit :
— Enfin, nous allons au moins rester ensemble. J’ai encore des dépêches pour Lord Nelson – il le regarda sans ciller, puis : Je dois vous ramener ici à votre escadre, dit-il, lorsque ces histoires seront réglées à Londres.
D’où venait pareille décision ? se demandait Bolitho. De Nelson en personne, qui aurait ainsi fait un pied de nez à ceux-là mêmes qui dénigraient sa liaison affichée avec Emma Hamilton, et leur aurait ainsi montré qu’il avait en Bolitho un alter ego ? Ou bien de quelque personnage plus haut placé encore qui, invoquant l’indissolubilité du lien conjugal, s’efforcerait de le faire changer d’avis ? Il n’arrivait pas encore à s’habituer à l’idée qu’il allait revoir si vite Catherine. En comparaison, même l’annonce de la sortie des Français paraissait secondaire.
Il rappela les autres et leur dit :
— Je vous demande de rester ici en mon absence, Stephen – il hocha la tête en le voyant qui s’apprêtait à protester. J’ai besoin que vous soyez à bord de l’Hypérion, comprenez-vous ?
Les yeux du lieutenant de vaisseau s’éclairèrent lorsque la déception laissa place à la compréhension. Bolitho poursuivit :
— Vous serez un allié, si vous préférez, quelqu’un qui pourra me prévenir s’il se passe quelque chose – et, se tournant vers Yovell : Vous aiderez mon aide de camp autant que vous le pourrez. Vous serez, expliqua-t-il en se forçant à sourire, comme un rocher dans la tempête, vous voyez ce que je veux dire ?
Mais Yovell, lui, ne souriait pas.
— Je me fais du souci pour vous, sir Richard, répondit-il.
— Ah, les bons amis, tous autant que vous êtes ! Mais pour l’instant, je dois me débrouiller seul.
Il songea soudain à cette cicatrice livide que Somervell portait au cou. Était-ce de cela qu’il était question, pour régler cette affaire ? Un duel ?
Il chassa immédiatement cette pensée. Somervell était trop soucieux de complaire au roi. Non, il devait s’agir d’une vulgaire bagarre.
— J’emmène Allday, conclut-il.
Adam se frappa le front en s’exclamant :
— Quel idiot je fais ! Je l’avais complètement oublié – et, pointant vaguement le doigt par-delà les dalots : J’ai embauché le jeune Bankart comme maître d’hôtel personnel ! Il a mis son sac à bord de La Luciole à Plymouth, un jour que j’y faisais escale pour prendre mes ordres.
— C’est gentil à vous, Adam.
Il essaya de sourire, en vain.
— C’est bien normal qu’un petit salopard donne un coup de main à un autre !
Le brick léger La Luciole leva l’ancre et prit la mer le lendemain. Tout s’était fait dans la précipitation depuis que Bolitho avait pris connaissance des dépêches, et il avait à peine eu le temps de convoquer ses commandants pour leur dire d’employer les semaines à venir à refaire les pleins et à mettre en état leurs bâtiments.
Haven avait écouté ses ordres sans montrer le moindre signe d’étonnement ni de nervosité. Bolitho avait particulièrement insisté sur le fait que, en sa qualité de capitaine de pavillon, son devoir quotidien consistait à veiller sur l’escadre et pas seulement à se consacrer aux affaires de son bâtiment. Il avait également souligné que, quelque séduisants que fussent les plans que réussirait à imaginer McKee, commandant le Tybalt, pour essayer de retrouver son indépendance, il devait s’y opposer. J’ai trop besoin de sa frégate, plus encore que je n’ai besoin de lui.
Quand on avait connu la chambre de l’Hypérion, le carré du brick ressemblait à un équipet. Bolitho ne pouvait se tenir debout que sous la claire-voie et il soupçonnait qu’un équipage devait vivre quelque part dans des entreponts où la hauteur sous barrots ne dépassait guère quatre pieds six pouces.
Mais le vaisseau semblait plein d’allant, à l’intérieur comme à l’extérieur, et Bolitho nota très vite que les relations entre l’état-major et l’équipage étaient particulièrement détendues. Il en conçut une fierté secrète de ce que son neveu avait réussi à faire.
Il était cependant troublé de n’avoir eu aucune nouvelle de Catherine. Il se disait qu’elle avait dû essayer de sauvegarder les apparences, le temps de laisser les commérages mourir d’eux-mêmes ou se concentrer sur quelqu’un d’autre. Mais cela l’inquiétait tout de même, encore davantage depuis qu’il avait lu la seule lettre que lui eût adressée Belinda.
C’était une lettre assez froide, ce que sa mère aurait appelé une lettre pleine de bon sens. Elle faisait brièvement allusion à sa liaison avec « cette femme », chose qu’elle pouvait à la rigueur pardonner, à défaut de la comprendre. Rien n’avait le droit de s’interposer entre eux. « Je ne le tolérerai pas. » Si elle avait laissé exploser sa colère, il se serait senti moins troublé. Peut-être Belinda avait-elle simplement rencontré Catherine lors de l’une de ces réceptions qu’elle affectionnait tant. Mais cela était assez improbable.
Une fois passée dans le grand océan, La Luciole commença à faire honneur à son nom. Adam avait décidé de passer bien au large et loin de terre. Jour après jour, ils étaient remontés le long des côtes méridionales du Portugal, puis avaient mis cap au nord vers le golfe de Gascogne. Lorsqu’il avait demandé à Adam pourquoi il restait si loin de terre, il lui avait expliqué avec un sourire malin que c’était pour éviter les vaisseaux fatigués de l’escadre de blocus. « Si un commandant aperçoit La Luciole, il hissera immédiatement un signal pour m’ordonner de mettre en panne et de prendre son courrier pour l’Angleterre ! Cette fois-ci, je n’ai pas une seule heure à perdre ! »
Bolitho trouva le temps de plaindre les hommes de l’escadre de blocus. Semaine après semaine, ils tiraient des bords par tous les temps, pendant que l’ennemi restait tranquillement au port à observer leurs moindres mouvements. C’était le genre de tâche que l’on détestait par-dessus tout, comme les nouveaux embarqués de l’Hypérion en feraient bientôt l’expérience.
Cette traversée de douze cents milles entre Gibraltar et Portsmouth fut l’une des plus rapides que Bolitho eût jamais faites. Il passait le plus clair de son temps avec Adam sur le pont, où ils devaient crier pour arriver à s’entendre dans le fracas des embruns et du vent. Les voiles du brick étaient si raides que Bolitho se demandait par quel miracle les vergues ne se brisaient pas.
Quel bonheur de se retrouver une fois encore avec lui, de voir comme il avait changé, comment l’enseigne tout fou était devenu commandant ! Qui connaissait sur le bout du doigt le moindre cordage, le moindre bout de toile, ce qui ne l’empêchait pas de faire confiance à ceux qui en savaient moins que lui. Parfois il citait Nelson, homme pour lequel il avait visiblement une grande admiration. Son second, que Bolitho ne connaissait pas, lui avait demandé, un peu nerveux, la permission de prendre un ris lorsque les tempêtes du golfe de Gascogne avaient commencé à leur tomber dessus.
Adam avait hurlé par-dessus le tintamarre :
— Il ne faut prendre un ris que lorsqu’on en sent vraiment le besoin !
Une autre fois, il avait cité son oncle lorsqu’un aide-pilote lui avait demandé s’il fallait appeler l’équipage aux rations avant ou après un virement de bord. Adam avait jeté un coup d’œil à Bolitho avant de répondre en souriant :
— Cette fois-ci, les hommes auront la priorité !
Puis ce furent les approches de l’ouest, la remontée de la Manche. Ils échangèrent quelques signaux avec les bâtiments de patrouille qui menaient une surveillance attentive. Par un magnifique matin de printemps, ils aperçurent l’île de Wight. Ils avaient mis cinq jours et demi pour arriver de Gibraltar à tire-d’aile.
Bolitho et Adam descendirent dans une hostellerie plus modeste que L’Auberge de George, et y attendirent la Flèche de Portsmouth qui devait les conduire à Londres. Peut-être avaient-ils trop parlé de leurs souvenirs, la dernière fois qu’ils s’étaient quittés tous deux à Portsmouth. Trop de souvenirs ? C’était comme s’ils s’étaient débarrassés de toutes les scories.
Cela leur avait fait plaisir de voir Allday en compagnie de son fils pendant toute la traversée. Eux aussi se faisaient leurs adieux. Le jeune Bankart devait rester à bord, tandis qu’Allday embarquait dans la diligence. Bolitho protesta en voyant qu’on mettait Allday à l’extérieur, sous prétexte que la voiture était bondée.
Allday esquissa une faible grimace en regardant d’un air torve les marchands replets qui constituaient le reste des passagers.
— J’ai envie de voir le paysage, sir Richard, faites pas attention à ces ceusses-là ! Je serai parfaitement bien sur le pont supérieur !
Bolitho s’installa dans un coin, les yeux clos pour essayer d’échapper à la conversation. Plusieurs passagers avaient remarqué son grade et s’apprêtaient sans doute à l’interroger sur la guerre. Au moins, se dit-il, les marchands semblent prospérer sans trop s’en soucier.
Adam était assis en face de lui, les yeux perdus, observant vaguement la campagne du Hamsphire et les reflets du paysage dans les vitres de la voiture, des images qui lui rappelaient les portraits accrochés à Falmouth.
Et ils partirent ainsi, les relais de poste pour changer les chevaux, les auberges qui se succédaient avec ces tonneaux d’où des filles légères tiraient de la bière. Des repas consistants les attendaient lorsqu’ils faisaient halte, ce qui permettait aux voyageurs de détendre leurs muscles endoloris et de s’emplir le ventre à coups de pâtés de lapin ou de pièces de bœuf de la meilleure venue. Plus on s’éloignait de la mer, plus la guerre semblait s’éloigner, songeait Bolitho.
La diligence s’arrêta enfin à l’avant-dernier relais, l’auberge de Ripley, dans le Surrey.
Bolitho partit se promener dans la ruelle, son manteau serré autour de lui pour cacher son uniforme en dépit de l’air chaud empli de senteurs de fleurs.
L’Angleterre. Mon Angleterre.
Il voyait les chevaux fumants que l’on conduisait à l’écurie pour les panser. Le lendemain, ils arriveraient à L’Auberge de George, à Southwark. Londres.
Et alors, elle se confierait à lui. Se retrouver là-bas, sans un seul uniforme en vue, et ce rire qui sortirait de l’auberge, il l’entendait déjà.
Kate. Je t’aime.